Pour leur faire-part de mariage, ils ont choisi d’accoler l’image solaire d’une caravane dans le désert au cliché alpestre des cimes de l’Isère, avec un ciel d’azur en trait d’union. Mariem la Marocaine et Laurent l’Isérois se sont dit «oui» le 22 mai 1999: «Le premier mariage franco-marocain de Revel, 1 053 habitants!» clament-ils fièrement sur le site internet qu’ils ont créé à cette occasion. Tout un symbole. En effet, la France passe pour la championne
européenne du «mixage matrimonial», ces couples bigarrés suscitant l’étonnement, l’admiration ou la curiosité, mais aussi la suspicion de certains maires, qui refusent parfois de les célébrer en n’y voyant que mariages blancs et relations de convenance. Comment ces amours transnationales se vivent-elles au quotidien?
En 1999, 30 000 mariages mixtes – entre époux français et étranger – ont été célébrés, soit plus d’une union sur dix. Sans compter les épousailles entre fils ou fille d’immigrés des deuxième et troisième générations et Français dits «de souche», puisque l’état civil ne mentionne que la nationalité des époux au moment du mariage, les origines ethniques ou religieuses n’apparaissant pas dans les statistiques. Près d’un tiers des étrangers naturalisés (soit 22 000) ont acquis la nationalité française par le mariage. Ainsi, en l’espace de vingt ans, la proportion des mariages mixtes a doublé.
Pourtant, le couple mixte semble une aberration sociologique. Un pied de nez à la règle dominante de l’«homogamie»: toutes les enquêtes démographiques montrent que les Français(es) se marient plutôt dans le même milieu – les trois quarts des couples sont de même origine et de même groupe social – selon l’adage «Qui se ressemble s’assemble». Au contraire, les unions mixtes apparient deux individus que tout – ou presque – devrait séparer: culture, religion, couleur de peau, voire traditions culinaires. Au point que les cassandres prédisent le divorce comme seule issue possible du couple mixte. Pas facile de faire accepter aux familles respectives le choix de son conjoint. Pas facile non plus de faire une croix sur ses habitudes alimentaires. Pas facile, surtout, de respecter les croyances de l’autre. Le lien, d’autant plus fort que tout oppose les promis, supposerait même une démarche volontariste: «Ce type d’union est toujours très intense, explique le psychanalyste Malek Chebel. En général, il y a un surinvestissement de l’autre. Quand cela se passe bien, c’est une idylle néoromantique: il y a une fascination, un engagement émotionnel parfois quasi pathologique auprès du partenaire, dont on projette une vision sublimée.»
«Les mariages mixtes se caractérisent par une certaine inégalité entre les sexes»
Ça passe ou ça casse. Dans le cas de Céline et Abdel, 24 et 26 ans, c’est sur le point de casser: «C’est l’amour fou depuis quatre ans, raconte cette jeune préparatrice en pharmacie lyonnaise éprise d’un aide-comptable d’origine marocaine. Mais sa famille ne m’accepte pas. Ses parents et ses frères, qui m’ont d’abord ignorée, font le forcing depuis deux ans pour que je me convertisse à l’islam – ce dont il n’est pas question. Ils ont voulu marier Abdel au pays, avec une fille du village, mais il a refusé. Notre histoire n’est faite que de séparations et de retrouvailles. J’ai peur que, sous la pression familiale, il finisse par épouser une musulmane. On craque: le syndrome Roméo et Juliette, ça use.»
Selon Malek Chebel, «l’investissement est d’autant plus fort que, la plupart du temps, chacun des partenaires doit faire face à la désapprobation – voire à l’hostilité – des parents et vit sa relation comme une aventure à contre-courant. Le foyer mixte peut être le lieu privilégié où s’expérimente la tolérance à la différence, mais aussi un amplificateur des conflits interculturels et des malentendus. Quand les choses se gâtent, le traumatisme est plus fort et l’échec vécu, d’autant plus durement». Ainsi, Fatima, aide-soignante arlésienne de 45 ans, se souvient avec amertume de son mariage: «J’avais 21 ans, je savais ce qui m’attendait si j’épousais un musulman: devenir une mémère à la maison. J’avais le choix: attendre que ma famille m’impose un mari algérien ou trouver un Occidental que j’imposerais à ma famille. Quand j’y repense, j’aurais préféré rencontrer un Algérien qui partage ma culture, ma langue, mon goût pour la musique et la cuisine de mon pays d’origine, tout en respectant ma liberté. Ma belle-famille m’a obligée, contre mes convictions – même si je ne suis pas musulmane pratiquante – à me marier à l’église et à faire baptiser mes deux enfants. Mon mari prenait un malin plaisir à manger du porc devant moi. Nous avons divorcé au bout de treize ans.» Aujourd’hui, elle vit en concubinage avec un autre «Français de souche»: «Il accepte au moins de ne pas manger de porc… La différence de cultures, c’est un combat de tous les jours, même si on a l’esprit large.»
La rupture se joue presque toujours autour de l’éducation des enfants ou de la religion. «Ce genre de mariage suppose un déminage quotidien, observe Malek Chebel. En général, le mariage mixte pousse les deux partenaires vers la laïcité, ou alors c’est la femme qui met de côté ses convictions religieuses pour “épouser” celles de son mari.» Selon deux études de l’Institut national d’études démographiques (Ined) menées sur deux cohortes de couples mixtes mariés en 1975 et 1982, leur taux de divorce est pratiquement le même que pour les couples franco-français.
Mais filles et garçons étrangers ne partent pas avec les mêmes chances de réussite: «Les mariages mixtes se caractérisent par une certaine inégalité entre les sexes, observe Jocelyne Streiff-Fénard, sociologue à l’université de Nice: les filles étrangères sont beaucoup plus sujettes que les garçons aux pressions de leur famille. En revanche, elles sont bien mieux acceptées par les familles françaises, alors que domine pour leurs frères l’image diamétralement opposée du délinquant. Les mariages mixtes entre hommes français et femmes maghrébines seraient moins fragiles que les autres – y compris les unions classiques entre Français. Comme si ces couples étaient condamnés à la réussite.»
Installés avec leurs trois enfants à Villelongue-de-la-Salanque, près de Perpignan, Kheira et Pierre-Alain Achard font figure de couple modèle. Leur histoire n’avait pourtant rien d’évident: avant de se connaître, elle fréquentait quasiment exclusivement les milieux d’origine algérienne et lui n’avait jamais rencontré d’Arabe. «J’ai éprouvé beaucoup de curiosité pour sa culture, raconte ce comptable de 43 ans. Je n’étais pas croyant et j’ai découvert la foi à travers elle, même si elle n’est pas très pratiquante. Ma conversion à l’islam, d’abord motivée par mon désir de consolider notre couple, a été une vraie découverte. Nous nous sommes unis religieusement il y a huit ans et nous sommes mariés civilement depuis un an.» La mère de Kheira a refusé de voir sa fille pendant deux ans. «La naissance des enfants nous a finalement réconciliées, se réjouit Kheira, mais ces tensions auraient pu briser notre couple.»
Autre point positif: le regard bienveillant que la société française semble poser sur ces unions. «Les gens sont plutôt sympa», se réjouit Isabelle, 43 ans, qui nage dans le bonheur depuis trois ans avec Karim, 40 ans. Même son de cloche pour Fatima: «Je n’ai jamais ressenti de regard désagréable, remarque-t-elle. Au contraire, j’étais la fille qui avait su briser les tabous.» Pour Jocelyne Streiff-Fénard, les mariages mixtes, «considérés comme la manifestation la plus forte de l’intégration, sont en général valorisés par l’opinion – électeurs du Front national mis à part… On y voit un signe d’ouverture, de modernité, d’émancipation». La victoire de l’universalisme sur le communautarisme.
Paru dans L’Express
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